Vous avez été nombreux à le demander, et le voici : un plongeon dans l’un des concepts les plus rafraîchissants et débattus de ces dernières années. L’Économie du Donut, imaginée par l’économiste Kate Raworth, fait bien plus que nous donner faim. Elle propose de redessiner entièrement la carte de notre monde économique. Fini le cap unique sur la croissance à tout prix, incarnée par le sacro-saint PIB. L’idée ici est bien plus ambitieuse : trouver un équilibre pour que l’humanité puisse prospérer, sans détruire la planète qui l’héberge.
Ce modèle visuel et percutant nous invite à voir l’économie non pas comme une machine à profit, mais comme un outil au service du bien-être de tous, dans le respect des limites écologiques. C’est un changement de paradigme radical qui bouscule des décennies de pensée économique classique. Mais au-delà de la jolie image du beignet, que propose vraiment cette théorie ? Est-elle une utopie sympathique ou une véritable boussole pour la transition écologique et sociale qui nous attend ? On explore ensemble ce concept, ses promesses et les critiques qu’il soulève.
Qu’est-ce que l’Économie du Donut ? Décryptage d’un concept qui change la donne
Alors, un donut en économie ? Oui, tu as bien lu ! L’idée peut sembler farfelue, mais elle est en réalité d’une clarté redoutable. Elle nous vient de Kate Raworth, une économiste britannique qui, après des années passées sur le terrain à travailler pour des ONG comme Oxfam et pour les Nations Unies, a ressenti une profonde frustration. Elle voyait bien que les modèles économiques enseignés dans les plus grandes universités étaient complètement déconnectés des réalités sociales et environnementales. Au lieu de s’acharner à réparer les dégâts d’un système destructeur, pourquoi ne pas en concevoir un nouveau, fondamentalement différent ? C’est de cette réflexion qu’est née, en 2014, l’Économie du Donut, un concept qu’elle a ensuite détaillé dans son livre phare « La théorie du Donut » en 2017. Le principe est simple : visualiser l’objectif de l’humanité au 21e siècle. Cet objectif tient dans un anneau, un « donut ». Ce donut représente l’espace sûr et juste où nous pouvons toutes et tous prospérer.
Pour comprendre, imagine un beignet. Il y a deux bords : un bord intérieur et un bord extérieur. Le trou au milieu représente le manque, les privations. C’est là que se trouvent les gens qui n’ont pas accès à l’essentiel. L’objectif est donc de sortir tout le monde de ce trou. Ce bord intérieur est ce que Raworth appelle le plancher social. Il est composé de 12 dimensions fondamentales, inspirées des Objectifs de Développement Durable de l’ONU, qui sont considérées comme des droits humains essentiels. Tant que des personnes sont en dessous de ce plancher, il y a un échec social. À l’inverse, l’extérieur du beignet représente le plafond écologique. C’est la limite à ne pas dépasser si nous ne voulons pas déstabiliser les systèmes vitaux de notre planète. Ce plafond est défini par neuf processus critiques qui régulent la stabilité de la Terre, identifiés par des scientifiques du Stockholm Resilience Centre. Dépasser ces limites, c’est mettre en péril notre habitat commun. Entre ces deux frontières – le plancher social et le plafond écologique – se trouve la pâte du donut. C’est cet espace, à la fois écologiquement sûr et socialement juste, qui constitue la zone idéale pour le développement durable de l’humanité.
Le plancher social et le plafond écologique : les deux bornes de notre futur
Le plancher social n’est pas une simple liste de vœux. Il s’agit de besoins concrets, mesurables, qui garantissent la dignité et les opportunités pour chaque être humain. Il est essentiel que nos systèmes économiques soient conçus pour atteindre ces objectifs en priorité. Penser ainsi, c’est déjà une révolution. L’économie n’est plus au service d’un indicateur abstrait comme le PIB, mais au service des gens.
Voici les dimensions de ce socle vital :
- 💧 Eau et assainissement
- 🍎 Nourriture
- 🏠 Logement
- ⚡ Énergie
- 🎓 Éducation
- 🏥 Santé
- 🤝 Soutien social
- ⚖️ Justice sociale et égalité
- 🗣️ Voix politique
- 🧑🤝🧑 Égalité des genres
- 🕊️ Paix et justice
- 💰 Revenu et travail
De l’autre côté, le plafond écologique nous rappelle que nous ne vivons pas dans un monde infini. La planète a ses propres règles du jeu, ses limites biophysiques. Les ignorer, comme l’a fait l’économie classique pendant si longtemps, nous mène droit dans le mur. Les neuf limites planétaires sont des seuils critiques. Selon les dernières études de 2023, nous en avons déjà dépassé six, ce qui montre l’urgence de la situation. Ces limites incluent le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore ou encore la pollution chimique. Le Donut nous force à intégrer cette réalité physique dans nos décisions économiques. Il ne s’agit plus de « verdir » un peu la croissance, mais de construire une économie qui fonctionne à l’intérieur de ces limites.
Le changement de perspective est donc total. Le tableau ci-dessous résume bien cette bascule fondamentale entre l’ancien monde et la proposition de Kate Raworth.
Caractéristique | Modèle Économique du 20e siècle | Modèle de l’Économie du Donut 🍩 |
---|---|---|
Objectif Principal | Croissance infinie du PIB | Prospérer en équilibre |
Indicateur de succès | Augmentation du PIB | Respect du plancher social et du plafond écologique |
Vision de l’humain | Homo Oeconomicus (rationnel, égoïste) | Humain social, interdépendant, faisant partie de la nature |
Rapport à la nature | Ressource à exploiter | Système vivant à respecter et régénérer |
En somme, l’Économie du Donut n’est pas juste un nouveau nom pour le développement durable. C’est une boussole visuelle, un cadre de pensée qui nous oblige à poser les bonnes questions : notre économie répond-elle aux besoins de tous ? Et le fait-elle dans le respect des limites de notre seule et unique planète ? Une question simple en apparence, mais dont la réponse conditionne notre avenir collectif.

Rompre avec le passé : les 7 principes pour penser l’économie du 21e siècle
Pour passer de l’ancienne économie à celle du Donut, il ne suffit pas de changer d’objectif. Il faut, selon Kate Raworth, opérer une véritable mise à jour de notre « logiciel » mental. Elle propose pour cela sept nouvelles façons de penser, sept principes qui agissent comme un antidote à la pensée économique du 20e siècle, qui s’est avérée incapable de faire face aux défis actuels. Ces principes ne sont pas des règles rigides, mais plutôt des invitations à changer de perspective, à regarder le monde différemment pour pouvoir le transformer. C’est un peu comme passer d’une vieille carte routière obsolète à un GPS dynamique et connecté à la réalité du terrain. Chacun de ces principes déconstruit une idée reçue de l’économie traditionnelle pour la remplacer par une vision plus holistique, plus réaliste et mieux adaptée à notre époque. La force de cette approche est qu’elle ne se contente pas de critiquer ; elle propose, elle reconstruit, elle ouvre des horizons.
Cette refonte intellectuelle est cruciale car, comme le souligne Raworth, les idées façonnent le monde. Les théories économiques ne sont pas neutres ; elles influencent les politiques publiques, les stratégies d’entreprise et même nos comportements individuels. En continuant de former les futurs dirigeants, financiers et citoyens avec des modèles datant d’une époque où les ressources semblaient infinies et les problèmes sociaux et écologiques secondaires, on se condamne à répéter les mêmes erreurs. La transition écologique et la recherche de justice sociale exigent un nouveau récit, de nouvelles images et de nouveaux outils intellectuels. C’est précisément ce que ces sept principes cherchent à fournir.
Un nouveau logiciel mental pour l’économie
Explorons ensemble ces sept changements de cap. Ils sont comme les sept pièces d’un puzzle qui, une fois assemblées, dessinent les contours d’une économie véritablement au service de la vie.
- Changer de but : du PIB au Donut 🎯. Le premier principe est le plus fondamental. L’économie du 20e siècle s’est obsédée sur le Produit Intérieur Brut (PIB). Or, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Il augmente avec les catastrophes naturelles ou les embouteillages, mais ignore le bénévolat, l’éducation ou la qualité de l’air. Le Donut propose de remplacer cet objectif de croissance infinie par un objectif d’équilibre : répondre aux besoins de tous dans les limites de la planète.
- Voir la vue d’ensemble : de l’économie de marché à l’économie intégrée 🌍. L’ancien modèle se résumait souvent à un diagramme simple : le flux circulaire entre les ménages et les entreprises. Cette vision oublie des pans entiers de l’économie : le rôle vital de la nature (qui fournit ressources et énergie), le travail non rémunéré (souvent féminin) au sein des foyers, le potentiel des biens communs et le rôle régulateur de l’État. Le nouveau schéma intègre l’économie dans la société, qui elle-même est intégrée dans la biosphère.
- Nourrir la nature humaine : de l’Homo oeconomicus à l’humain social et adaptable 🧑🤝🧑. L’économie classique a bâti ses modèles sur un portrait réducteur de l’humain : un être parfaitement rationnel, calculateur et égoïste. La psychologie et les neurosciences nous montrent tout le contraire : nous sommes des êtres sociaux, influencés par nos émotions, nos valeurs et nos relations. Reconnaître cette complexité permet de concevoir des systèmes qui font appel à notre sens de la coopération et de la réciprocité, plutôt que de stimuler uniquement notre intérêt personnel.
- Penser en systèmes : de l’équilibre mécanique à la complexité dynamique ⚙️. Inspirée par la physique du 19e siècle, l’économie classique adore les modèles d’équilibre simples, comme l’offre et la demande. Mais le monde réel est un système complexe, plein de boucles de rétroaction qui peuvent amplifier les changements de manière imprévisible (pense à la fonte des glaces qui accélère le réchauffement). Penser en systèmes, c’est comprendre ces dynamiques pour mieux anticiper les crises et piloter la transition.
- Concevoir pour distribuer : de « la croissance réglera tout » à la redistribution par conception ⚖️. Une idée tenace du 20e siècle, illustrée par la courbe de Kuznets, était que la croissance économique finirait par réduire les inégalités. L’histoire a montré que c’était faux. Les inégalités extrêmes ne sont pas une fatalité, mais un échec de conception. Une économie du 21e siècle doit donc intégrer des mécanismes de redistribution dès sa conception, que ce soit par la fiscalité, le partage de la propriété des entreprises, ou la gestion des communs.
- Créer pour régénérer : de l’économie « dégénérative » à l’économie circulaire et régénérative 🌱. Le modèle industriel a été conçu sur un schéma linéaire : extraire, fabriquer, utiliser, jeter. Ce modèle est à l’origine de nos problèmes écologiques. Le défi est de passer à une économie circulaire, où les déchets des uns deviennent les ressources des autres. Mais il faut aller plus loin et créer des systèmes « régénératifs », qui restaurent et revitalisent activement les écosystèmes, à l’image de la nature elle-même.
- Devenir agnostique face à la croissance : de l’addiction à la croissance à une prospérité sans croissance 📈. C’est peut-être le principe le plus déstabilisant. Dans la nature, rien ne croît éternellement. Nos économies, pourtant, sont structurellement dépendantes de la croissance pour leur stabilité financière, politique et sociale. L’enjeu est de concevoir une économie qui puisse prospérer, que le PIB augmente, stagne ou diminue. Il s’agit de se libérer de cette addiction pour se concentrer sur ce qui compte vraiment : le bien-être.
Le tableau suivant met en lumière le fossé qui sépare ces deux manières de penser.
Ancienne Pensée (20e siècle) | Nouvelle Pensée (Donut – 21e siècle) | Exemple Concret |
---|---|---|
Le marché est efficient, l’État est incompétent. | Le marché, l’État, les communs et le foyer sont des partenaires. 🤝 | Une ville qui soutient à la fois les entreprises locales, des services publics forts, des jardins partagés et des politiques de congé parental. |
Les inégalités sont un mal nécessaire pour la croissance. | Les inégalités sont un échec de conception du système. 😡 | Mettre en place des modèles d’entreprise où les salariés sont aussi actionnaires (coopératives). |
La pollution est une « externalité » négative. | La pollution est le résultat d’un design industriel linéaire et dépassé. 🏭 | Concevoir des produits dont chaque composant est pensé pour être réutilisé ou composté. |
La croissance économique est toujours la solution. | L’objectif est la prospérité, pas la croissance infinie. 🧘 | Mesurer le succès d’une région par la santé de ses habitants et de ses écosystèmes, pas seulement par son PIB. |
L’Économie du Donut en pratique : des idées concrètes pour un futur régénératif
Passer de la théorie à la pratique, c’est le défi de toute nouvelle idée ambitieuse. L’Économie du Donut n’échappe pas à la règle. Heureusement, Kate Raworth ne se contente pas de dessiner un joli schéma ; elle explore aussi des pistes concrètes, parfois audacieuses, pour commencer à construire cette économie régénérative et distributive. Il ne s’agit pas d’un plan détaillé à appliquer à la lettre, mais plutôt d’une boîte à outils d’innovations sociales et économiques dans laquelle on peut puiser pour expérimenter. L’idée est de lancer des dynamiques de changement, de prouver par l’exemple qu’un autre modèle est possible. Ces propositions visent à s’attaquer aux racines structurelles de notre système actuel : la façon dont les entreprises sont financées, la nature même de notre monnaie et les indicateurs qui guident nos politiques.
Le point de départ est un constat simple : dans notre système actuel, les entreprises qui maximisent leurs profits sont souvent celles qui externalisent leurs coûts sociaux et environnementaux. Autrement dit, celles qui polluent le plus ou qui exploitent le plus leurs salariés sont récompensées par le marché. À l’inverse, une entreprise qui cherche sincèrement à avoir un impact positif se heurte à une concurrence féroce et peine à être rentable. Changer cela nécessite de repenser les règles du jeu pour que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ne soit plus une simple case à cocher, mais le cœur même de leur modèle économique. Il faut inverser la logique : rendre les modèles vertueux plus rentables que les modèles destructeurs. C’est un chantier immense, mais des pionniers explorent déjà des voies prometteuses.
Rendre les entreprises vertueuses enfin rentables
Une des pressions les plus fortes qui pousse les entreprises vers la croissance à tout prix est celle des actionnaires, qui attendent un retour sur investissement toujours plus élevé. Comment s’en libérer ? John Fullerton, un ancien banquier de Wall Street reconverti à l’économie régénérative, propose des alternatives. Il imagine des entreprises à « croissance faible ou nulle » qui pourraient tout de même attirer des investisseurs. Comment ? Au lieu de verser des dividendes basés sur les profits (ce qui incite à les maximiser), l’entreprise pourrait verser une petite part de ses revenus à perpétuité aux actionnaires. Fullerton fait une belle analogie : « l’entreprise se rapprocherait d’un arbre qui, lorsqu’il devient mature, produit des fruits qui sont tout aussi préférables que la croissance de l’arbre lui-même ». Cela changerait complètement la relation entre l’entreprise et ses financeurs, la libérant de la tyrannie du court terme.
D’autres pistes pour encourager une économie régénérative incluent :
- 💡 Les entreprises à mission : Intégrer des objectifs sociaux et environnementaux directement dans les statuts juridiques de l’entreprise, les rendant aussi importants que l’objectif de profit.
- ♻️ Des politiques de soutien à l’économie circulaire : Mettre en place des taxes sur l’extraction de matières premières vierges et des subventions pour l’utilisation de matériaux recyclés.
- 🤝 Le développement des coopératives : Favoriser les modèles d’entreprise où le pouvoir n’est pas concentré dans les mains des actionnaires, mais partagé entre les travailleurs, les clients ou les fournisseurs.
Repenser la monnaie et les indicateurs
Un autre levier de changement structurel concerne la nature même de l’argent. Dans notre système, l’argent stocké sur un compte en banque génère des intérêts, ce qui encourage son accumulation. L’argent est l’une des seules choses dans notre univers qui ne s’use pas avec le temps. Pour contrer cette tendance à l’accumulation sans fin, Raworth remet au goût du jour une idée du début du 20e siècle, celle de Silvio Gesell : la « monnaie fondante » (ou à dépréciation). Le principe est qu’une petite taxe (appelée « surestarie ») serait prélevée sur l’argent non dépensé. Si je garde de l’argent liquide, je devrais payer une petite somme pour qu’il conserve sa valeur. Cela peut sembler étrange, mais un tel système inciterait à faire circuler l’argent, à l’investir dans des projets à long terme et régénératifs plutôt qu’à le thésauriser. Fini le court-termisme ! Et avant de crier à l’utopie, il faut savoir que les taux d’intérêt négatifs pratiqués par certaines banques centrales ces dernières années miment déjà ce fonctionnement.
Enfin, on ne peut pas changer de cap si on garde les yeux rivés sur le mauvais instrument. Le PIB est un indicateur du siècle passé. Même son inventeur, Simon Kuznets, mettait en garde contre son utilisation comme mesure du bien-être. Il est urgent de le compléter, voire de le remplacer par un tableau de bord d’indicateurs bien plus riches, qui nous renseignent sur ce qui compte vraiment. C’est ce que propose le Donut.
Le tableau ci-dessous compare l’approche linéaire actuelle à une approche régénérative inspirée du Donut.
Aspect | Modèle Linéaire (« Extraire-Fabriquer-Jeter ») | Modèle Régénératif & Circulaire ♻️ |
---|---|---|
Conception du produit | Conçu pour être obsolète et jeté. | Conçu pour être durable, réparable, démontable et recyclable. |
Source d’énergie | Principalement fossile. | Renouvelable et utilisée de manière efficiente. |
Fin de vie du produit | Déchet, pollution. | Ressource pour un nouveau cycle de production. |
Objectif économique | Maximiser le volume de vente. | Créer de la valeur à long terme, vendre un service plutôt qu’un produit (économie de la fonctionnalité). |
Ces pistes montrent que l’Économie du Donut n’est pas qu’un idéal. C’est un appel à l’imagination et à l’expérimentation pour transformer en profondeur les rouages de notre système et le réaligner sur les besoins humains et les limites de la planète.
L’Économie du Donut sous le feu des critiques : analyse des limites et des débats
Aucune idée, aussi séduisante soit-elle, n’est parfaite. L’Économie du Donut, malgré son accueil très positif dans de nombreux cercles, fait aussi l’objet de critiques et de débats légitimes. Et c’est une bonne chose ! La critique est essentielle pour faire avancer une théorie, la rendre plus robuste et identifier ses points faibles. Adopter la posture d’Alice Leroy, c’est aussi savoir regarder les choses avec un œil critique, sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Il est donc important d’explorer ces critiques de l’économie du donut, non pas pour la discréditer, mais pour mieux comprendre ses défis et les questions qu’elle laisse en suspens. Ces débats tournent principalement autour de sa méthodologie, de son positionnement sur la croissance économique et de la faisabilité de sa mise en œuvre.
Les critiques les plus prévisibles viennent, sans surprise, des défenseurs de l’économie néoclassique et des milieux pro-business. Leurs arguments consistent souvent à réaffirmer les dogmes que le Donut cherche précisément à déconstruire : la perfection des marchés, les bienfaits supposés de la croissance pour réduire la pauvreté (un argument de plus en plus contesté face à la persistance des inégalités), ou encore la croyance en un « découplage » magique entre croissance du PIB et impacts environnementaux. Souvent, ces critiques passent à côté du cœur du message de Raworth, qu’ils sont pourtant censés avoir lu. Mais au-delà de ces oppositions idéologiques, des critiques plus constructives émergent, qui soulèvent de vrais points de discussion et appellent à affiner le modèle.
Une méthodologie encore en construction ?
L’un des principaux points de débat concerne la méthodologie utilisée pour définir et mesurer les deux frontières du Donut. Le concept est jeune et le cadre n’est pas encore totalement stabilisé.
- 🤔 Le choix des indicateurs : Pour le plancher social, Raworth s’appuie largement sur les Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’ONU. Si cela donne une base solide et reconnue internationalement, c’est aussi problématique. En effet, l’ODD numéro 8 prône « une croissance économique soutenue, partagée et durable ». Cela crée une tension interne : comment viser un monde « agnostique face à la croissance » tout en s’appuyant sur un cadre qui la promeut ?
- 🧱 La nature des limites : Le critique Bill Scott souligne une différence fondamentale entre les deux limites. Les limites écologiques sont des « murs » physiques, non négociables. Les franchir a des conséquences biophysiques réelles. Les limites sociales (comme un taux de pauvreté ou un niveau d’éducation) sont des constructions humaines. Elles sont cruciales, mais leur définition et leur niveau peuvent évoluer et faire l’objet de débats politiques. Mettre les deux sur le même plan visuel peut être un peu trompeur.
- 🌍 Des frontières écologiques à affiner : Le plafond écologique est basé sur les travaux très respectés du Stockholm Resilience Centre. Cependant, la science des limites planétaires est elle-même en évolution. De plus, traduire ces limites globales (ex: tonnes de CO2 dans l’atmosphère) en budgets équitables pour chaque pays est un défi politique et éthique colossal. Qui a le droit d’utiliser la part restante du « budget carbone » ?
Le flou persistant sur la croissance
La position du Donut sur la croissance économique est sans doute le point le plus débattu. Le principe 7 nous invite à être « agnostique face à la croissance », c’est-à-dire à construire une économie qui ne dépend plus d’elle pour fonctionner. C’est une idée puissante. Cependant, dans les détails, une certaine ambiguïté demeure. Raworth reconnaît que les pays les plus pauvres ont besoin d’une certaine croissance matérielle pour construire des infrastructures de base et atteindre le plancher social. La question devient alors : comment gérer cette « croissance sélective » ? Comment s’assurer qu’elle ne nous enferme pas à nouveau dans une quête de croissance infinie ? Quelles sont les gardes-fous ? Le modèle ne donne pas de réponse claire sur les outils qui permettraient de piloter cette transition délicate, où certains secteurs ou pays devraient croître tandis que d’autres, dans les pays riches, devraient radicalement décroître.
Ce tableau résume quelques-unes des critiques constructives et les questions qu’elles soulèvent.
Point de critique | Argument principal | Question en suspens ❓ |
---|---|---|
Ambiguïté sur la croissance | Le modèle est « agnostique » mais reconnaît le besoin de croissance dans les pays pauvres. | Comment piloter une croissance sélective sans retomber dans l’addiction à la croissance généralisée ? |
Influence culturelle occidentale | Les concepts de « développement » et même les indicateurs sociaux peuvent être marqués par une vision occidentale. | Comment adapter le Donut à des cultures qui ont d’autres visions de la prospérité et une autre relation à la nature ? |
Manque de détails sur la mise en œuvre | Le livre est riche en idées mais pauvre en détails sur la transformation des secteurs clés (énergie, agriculture, urbanisme…). | Quelles politiques concrètes pour une fiscalité, un budget d’État ou un système de protection sociale dans un monde sans croissance ? |
Positionnement politique | Le Donut doit-il être une simple « boussole » pour inspirer les politiques, ou un cadre légal contraignant ? | Quelle place pour le Donut dans l’architecture juridique et institutionnelle d’un État ? |
Ces critiques ne diminuent pas la valeur de l’Économie du Donut. Au contraire, elles la stimulent. Elles montrent que le Donut est moins une solution clé en main qu’une plateforme de dialogue pour réinventer notre avenir. Le travail de Kate Raworth a ouvert une porte ; c’est maintenant à une communauté mondiale de chercheurs, de citoyens et de décideurs de s’engouffrer dans la brèche pour co-construire les réponses.

Du concept à la réalité : ces villes et pays qui adoptent déjà le Donut
La question cruciale pour toute théorie transformatrice est : reste-t-elle confinée dans les livres et les conférences, ou parvient-elle à s’incarner dans le monde réel ? Pour l’Économie du Donut, la réponse est de plus en plus claire : le concept essaime et inspire des actions concrètes. Loin d’être une simple utopie d’économiste, le Donut est devenu un outil pratique pour les acteurs locaux qui cherchent à piloter la transition écologique et sociale sur leur territoire. Des villes, des régions et même des pays commencent à l’utiliser comme une boussole pour repenser leurs stratégies de développement. Cette mise en pratique est fondamentale, car c’est elle qui permet de tester la robustesse du modèle, de l’adapter aux contextes locaux et de transformer un concept inspirant en une véritable force de changement.
Le niveau de la ville s’est révélé particulièrement fertile pour l’application du Donut. Les municipalités sont en effet à la croisée des chemins : elles sont confrontées directement aux défis sociaux (logement, emploi, inégalités) et environnementaux (pollution, gestion des déchets, îlots de chaleur), et elles disposent de leviers d’action concrets (urbanisme, marchés publics, soutien à l’économie locale). Pour ces acteurs, le Donut offre un cadre holistique qui permet de sortir d’une gestion en silos (l’économie d’un côté, le social de l’autre, l’environnement en troisième) pour adopter une vision intégrée de la prospérité urbaine. L’objectif n’est plus simplement d’attirer des entreprises pour augmenter le PIB local, mais de se demander : « Comment notre ville peut-elle devenir un foyer où tous nos habitants peuvent s’épanouir, tout en réduisant notre empreinte écologique globale ? »
Amsterdam, Bruxelles, et d’autres pionniers du Donut
La ville d’Amsterdam est sans doute l’exemple le plus célèbre. En 2020, en pleine pandémie de Covid-19, la municipalité a officiellement adopté le Donut comme point de départ de sa stratégie de relance et de développement à long terme. Concrètement, cela s’est traduit par la création d’un « City Doughnut », un portrait de la ville qui met en évidence où Amsterdam se situe par rapport au plancher social et au plafond écologique. Cet état des lieux a permis d’identifier les priorités : par exemple, la lutte contre le mal-logement (un manque dans le plancher social) et la réduction des émissions de CO2 liées à la consommation (un dépassement du plafond écologique). Sur cette base, la ville a lancé des projets concrets, comme la promotion de l’économie circulaire dans le secteur de la construction ou la mise en place de nouvelles filières pour le recyclage des textiles.
Mais Amsterdam n’est pas seule. De nombreuses autres villes et régions ont rejoint le mouvement, chacune avec sa propre approche. Voici quelques exemples :
- 🇧🇪 Bruxelles (Belgique) : La Région de Bruxelles-Capitale a lancé un processus participatif pour adapter le Donut à son contexte, impliquant citoyens, entreprises et associations pour co-définir les priorités de la transition.
- 🇮🇪 Irlande : Le pays a intégré la réflexion du Donut dans son débat national sur le bien-être, cherchant à définir des indicateurs de succès allant au-delà du PIB.
- 🇬🇧 Cornouailles (Royaume-Uni) : Cette région a utilisé le Donut pour élaborer son plan de développement, en se concentrant sur la création d’une économie locale régénérative basée sur ses atouts (énergies marines, agriculture durable).
- 🇦🇺 Melbourne (Australie) : La ville explore comment le Donut peut guider ses politiques urbaines pour devenir une métropole plus juste et plus résiliente.
Pour accompagner ce mouvement mondial, l’équipe de Kate Raworth a créé le Doughnut Economics Action Lab (DEAL). Cette plateforme collaborative a pour but de mettre des outils à la disposition de tous ceux qui veulent agir et de partager les retours d’expérience. C’est un laboratoire à ciel ouvert qui permet à la théorie de s’enrichir continuellement de la pratique. Des chercheurs comme Daniel O’Neill et Julia Steinberger à l’Université de Leeds ont également contribué à affiner la méthodologie, en développant des modèles pour calculer la performance de nombreux pays par rapport au Donut, rendant le concept encore plus tangible et opérationnel.
Le tableau suivant illustre les différents niveaux d’appropriation du Donut par les acteurs publics.
Niveau d’Adoption | Description | Exemple d’Action Concrète |
---|---|---|
Inspiration 💡 | Utiliser le Donut comme un cadre de pensée pour inspirer une vision à long terme. | Organiser des ateliers citoyens pour débattre de ce que « prospérer » signifie pour la communauté locale. |
Diagnostic 📊 | Créer un « portrait Donut » du territoire pour identifier les forces et les faiblesses sociales et écologiques. | Publier un rapport annuel sur l’état du « Donut local », avec des indicateurs clairs. |
Stratégie 🗺️ | Intégrer les objectifs du Donut dans les documents de planification stratégique de la ville ou de la région. | Conditionner les subventions publiques ou les marchés publics au respect de critères sociaux et écologiques. |
Action ✅ | Lancer des projets pilotes qui visent spécifiquement à combler un manque social ou à réduire un dépassement écologique. | Créer une filière de réemploi pour les matériaux de construction afin de réduire les déchets et l’empreinte carbone. |
Le chemin est encore long, et les défis sont immenses. La mise en œuvre du Donut soulève des questions complexes de gouvernance, de financement et d’acceptation politique. Mais le mouvement est lancé. Le Donut a réussi à faire ce que peu de théories économiques parviennent à faire : sortir des cercles académiques pour devenir un outil de dialogue et d’action, capable de rassembler des acteurs divers autour d’un projet de société commun. Il a redonné de l’espoir et un cap à ceux qui sont convaincus que nous pouvons et devons construire un avenir plus juste et plus durable.